Les flammes dansaient devant mes yeux cristallins les teintant d’une lueur infernale. Entre les pleurs désespérés des femmes, les cris de rage des hommes et les gémissements pitoyables des enfants,  se faisait entendre les hurlements d’agonie de souvenirs prisonniers là-bas, les crépitements d’une vie en train de se consumer, le craquement d’un cœur fendu puis brisé, alors qu’elle contrebas l’eau de mes larmes se faisait torrent. Dans une nuit noire d’encre, s’évanouissait ainsi, léchée par les flammes, toute mon enfance. J’étais née dans ce lieu, et y avait appris tout ce que je pensais être le but de l’existence humaine. Paix, amour, liberté. J’avais toujours pensé que le monde entier, était régi par ces principes purs…Cette utopie… Pourtant, ce jours d’hiver, alors que le naissant Empire Kou déclarait comme sienne la terre de mes ancêtres, je commençais à comprendre que tout ce que l’on m’avait enseigné, tout ce que j’avais cru être universellement vrai, n’était qu’une illusion.




Les Moines des montagnes de l’Est. Mon peuple. Profondément pacifistes, nous avions refusés d’être avalé par la gueule vorace de l’Empire Kou pour ensuite servir dans son armée. Pour une raison qui échappait au citoyen lambda de l’empire, nous voulions être un peuple détaché du monde d’en bas. Mais qu’importe…En conséquence de notre choix, nous avons été attaqués impitoyablement, puis chassés de chez nous, forcés à l’exil dans les forêts bordant nos anciennes demeure. Dans un monde qui nous était inconnu. Dans cette forêt sombre qui peuple encore parfois mes cauchemars, les hommes étaient tués par des bêtes sauvages. Les femmes trépassaient par le froid, et leurs enfants, par la faim. Nul ne pouvait chasser pour se nourrir, cela étant en total désaccord avec notre philosophie. D’autant qu’en plein hiver, dans les bois, nulle plante à se mettre sous la dent. Or moi, j’étais bien décidée à ne pas me laisser mourir aussi grossièrement. Nous allions survivre, et récrer un monde à nous. Alors en cachette, j’ai brisé un des plus grands tabous de mon peuple et m’étais mise en chasse.




Ma vie n’était sans doute pas plus précieuse que celle des animaux que j’ai mangés alors, mais j’y tenais. En chassant, en observant comment fonctionnais la vie en ce lieu si inhospitalier, j’appris une loi fondamentale. Le plus fort, mangeait le plus faible. Nous avions été mangés par l’empire Kou, et voilà que nous mourrions lentement. Sauf moi. Moi je fuyais la mort, qui toujours se rapprochait, emportant toujours plus de mes semblables avec elle.  Bientôt, nous n’étions plus qu’une bonne vingtaine. Et en final de compte, à mon image et après m’avoir méprisé, tous croquèrent dans ce fruit interdit que fût la chair animal. Pour tenter de survivre.  




Profitant de la débâcle de notre peuple une fois sortis de la forêt, une petite tribu de chasseur nous prit sous leurs ailes. Pendant un temps, nous fûmes logés, nourris, blanchis… Nous nous pensions sauvés de l’extinction, puis un jour, sans comprendre, nous nous retrouvâmes à des marchands d’esclave en échange de pièces de métal. Nos vies ne valaient-elles que cela ?




Pendant le temps que nous passâmes enchainés, beaucoup des miens moururent, leurs esprits consumés par cette violence implacable qui leur était faite. Ils étaient comme le vent. Ils avaient besoin d’être libre de leur mouvement pour s’épanouir, les enchainer revenait à les flétrir irrévocablement. Du haut de mes 18 ans,  je vis encore nombre des miens trépasser, et alors qui nous nous retrouvions à dix, je pris peur. Mon esprit finirait-il lui aussi par s’éteindre comme ceux de Yastuo, Quanshe, Angxi, Xio Me. Je ne comprenais pas pourquoi ils s’étaient laissé mourir. Je ne dirais jamais que ces chaines n’avaient eu aucun effet sur moi. Je les haïssais. Elles étaient lourdes, blessantes, et humiliantes. Elle me faisait trébuchet, alors que j’avais toujours eu le pied si léger. Néanmoins, si mon corps était empêtré dans ces fers, mon esprit lui, restait libre n’est-ce pas ? Nul acier de ce monde ne pouvait retenir mon esprit de s’évader. Je pouvais toujours le laisser vagabonder à sa guise, sans qu’aucun marchand d’esclave n’ait d’emprise sur lui. Même esclave, je restais libre de penser. N’était-ce pas cela la vraie liberté ?


Contrairement à nombre de mes compatriotes d’infortune, j’ais eu la chance de tomber sur un maitre plus ou moins respectueux de ma personne. Un diplomate de Kou, un homme seul qui vivait pour consigner toutes les notes de ses voyages. C’était une personne sévère, mais juste, qui ne m’a jamais fait aucun mal, ayant même troqué mes chaines pour des habits propres.

A ses cotés j’appris énormément de choses, et un sentiment de respect mutuel se créa entre nous. Pourquoi m’avait-il choisit ? Je le lui avais demandé un jour, alors que nous revenions d’une expédition dans le plateau de Tenzan Sa réponse, bien qu’étrange, m’avais permis de comprendre, pourquoi j’étais toujours en vie alors que tant des miens avait périt. Quel était mon but dans ce monde.

« Tes yeux. Quand je suis venu au marché aux esclaves ce jour là, au milieu de tous les autres, tu étais parfaitement calme. Tu regardais autour de toi, ignorant tes chaines et ta condition misérable, cherchant quelque chose dans les visages de ceux qui désiraient t’acheter. Un soupçon de vérité. Et puis tu étais jolie. Ça m’a plu. »

Dans chaque situation que je pouvais vivre, résidait une part de la véritable forme de ce monde. Un monde qui ne ressemblait en rien à celui dans lequel elle j’avais vécu toute mon enfance. Et sans m’en rendre compte, je cherchais à en capter toutes les essences.


Les liens qui m’unissaient à mon maitre, se transformèrent en amitié, dès lors que celui-ci choisit de me les ôter. Affranchie, mais désirant néanmoins continuer à apprendre, je lui proposais de rester à son service pendant un an, s’il me faisait la promesse de ne pas chercher à m’enchainer à nouveau pour quelque raison que ce soit. Parce qu’à présent, nous étions égaux. Il accepta, et je lui fis confiance pour tenir sa promesse. Quelle erreur de ma part.

Au fur et à mesure du temps qui s’écoulait, alors que nous passions tout notre temps ensemble, nos sentiments vinrent à s’exacerber. Je ne dirais pas que nous ressentions de l’amour, mais une grande affection parfois confondue avec du désir, nous liait. Je n’étais plus une petite fille, ni même une adolescente. J’étais devenu une femme. Et cela, mon compagnon de route, un homme dans toute la maturité de son âge, n’aurais su y résister plus longtemps.  Nous partageâmes le même lit plusieurs fois, sans jamais exiger plus de l’autre. Mais alors que je découvrais ces plaisirs de la chair, j’en venais à y prendre gout et à vouloir jouir d’autres saveurs. Frivole, je remarquais trop tard que mes conquêtes disparaissaient toutes les unes après les autres. Mon amour de diplomate, jaloux, faisait assassiner chacun de mes amants. Lorsque je le remarquais, terrifié, j’exigeais des explications. Elles me furent refusées. Au lieu de cela, il me somma de l’épouser. J’avais 22 ans.

J’étais largement en âge d’être mariée. Mais à mes yeux, être mariée représentait un état de contrainte que je ne voulais pas ressentir. Si je me mariais je serais obligé d’être fidèle à mon mari, je devrais le suivre, être à ses côtés en tout temps. Je ne ressentais pas suffisamment d’amour envers cet homme pour me lier à lui de cette façon. D’autant plus que nous nous étions fait une promesse. Il ne devait pas chercher à m’enchainer de nouveau. S’il était incapable de tenir sa promesse, je n’avais plus qu’à partir. Après tout, il m’avait affranchi. Je pouvais quitter sa maison et faire ma vie si je le désirais. Sauf que ce n’était pas aussi simple.

Je me refusais à lui, mais profondément attaché à moi, jaloux, et puissant, l’homme avec qui j’avais partagé tant de ma personne, en était venu à me haïr.  Pour une raison que je ne pouvais pas comprendre, il ne parvenait pas à se défaire de l’idée que, puisse que nous avions partagé le même lit, nous étions forcément liés. Alors que de mon côté, j’avais l’intime conviction que cela ne m’engageait absolument à rien.  Innocente ignorante. Ce ne fut que lorsqu’il se mit en tête que s’il ne pouvait me posséder, personne ne le pourrait, que je compris.

Je compris que c’était encore une autre facette de ce monde qui se dévoilait à moi. Les hommes ont un besoin inexorable de possession. Une terre, une maison, une femme, des enfants, un royaume, le pouvoir, des richesses. Ils ont toujours besoin de posséder quelque chose. Ce quelque chose qui les rend fous et pour lequel ils seraient prêts à tuer.

Je me souviendrais toujours de la lame froide et glacée que j’avais senti se planter dans mon épaule ce jour là. Du cri étouffé que j’avais poussé alors. J’avais cru mourir. Mais ce n’était pas moi qui étais restée sur ce lit froid, vidée de mon sang. Je ne souhaite pour rien au monde me rappeler de ce jour où j’ai pris la vie d’un homme pour la première fois. Un sursaut d’adrénaline, des gestes confus mais désespérés. Deux silhouettes qui s’agitent dans la nuit. Puis une.  
J’ais quitté la capitale le jour même.




Depuis, j’erre dans les régions de ce monde. Je mets à l’épreuve tout les aspects de la philosophie qui m’a été inculquée dès mon plus jeune âge. Mon corps redécouvre les techniques qui par le passé faisaient la fierté de mon peuple. Ceux à qui je conte mon histoire, se demande pourquoi je ne cherche pas à me venger. De quoi ? De l’Emprie Kou, des marchands d’esclaves, de la tribu qui a vendu les miens pour quelques pièces, des hommes ? Je pourrais. Mais pas maintenant…Avant de me décider à briser un autre tabou de mon peuple, je veux découvrir toutes les vérités de ce monde, et me faire mon idée sur ce qui mérite ou pas que l’on fasse justice sois-même. Alors je regarde. J’écoute. J’apprends.  Je retiens. Je vis.    

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